Faut-il se préparer à un « marché aux puces » du numérique ?
A l'heure où la dématérialisation de la distribution de logiciels et de contenus culturels, via le « Cloud » notamment, semble en passe de s'imposer comme le mode de consommation susceptible de réconcilier usages, innovations et droits de propriété intellectuelle, l’émergence d’un marché de l'occasion numérique pourrait bien venir brouiller les cartes des modèles économiques qui y sont associés.
La question centrale, qui sous-tend le développement d’un « marché aux puces » du numérique, est de savoir si le premier acquéreur d’un logiciel, d’une chanson ou d’un film, via une plateforme de téléchargement, a la possibilité ou non de le revendre comme il le ferait pour le même contenu acquis sur support matériel (DVD, CD, etc.). En termes juridiques, le débat se focalise sur l’applicabilité de la règle de l’épuisement du droit de distribution aux biens immatériels commercialisés sous forme de téléchargement. En vertu de cette règle, le titulaire des droits ne pourrait interdire la revente d’occasion, et ce, en dépit de clauses contractuelles insérées à cet effet dans la licence ou les conditions d’utilisation.
L’impact économique du développement potentiel d’un marché de l’occasion porte à s’intéresser de près aux développements jurisprudentiels en la matière.
S’il faut signaler qu’une décision attendue aux Etats-Unis devrait prochainement intervenir à propos d’un service « Cloud » commercialisant des fichiers musicaux d’occasion (1), c’est la Cour de Justice de l'Union Européenne qui a récemment mis un coup de projecteur sur les conditions de commercialisation d’occasion des licences rachetées aux clients de l’éditeur de logiciel Oracle. Dans un arrêt du 3 juillet 2012 (2), la CJUE considère qu’ "un créateur de logiciels ne peut s'opposer à la revente de ses licences "d'occasion" permettant l'utilisation de ses programmes téléchargés via Internet". En bref, la Cour analyse la Directive Logiciel (3) et qualifie les licences en cause de « vente » (4), pour juger que les règles de l’épuisement du droit de distribution s’appliquent indifféremment aux logiciels commercialisés sur support matériel ou depuis une plateforme de téléchargement en ligne.
Reste à la pratique de déterminer la portée exacte de cette nouvelle interprétation du droit européen (5) qui soulève de nombreuses questions.
D’ores et déjà , l’application de la solution aux offres ne répondant pas aux critères de la CJUE pour retenir la qualification de « vente » - droit d’usage illimité dans le temps et règlement d’un prix forfaitaire – semble exclue. Ainsi, les modèles d’abonnement, de location ou de téléchargement temporaire seraient épargnés au même titre que certains modèles « Cloud ». De plus, pour la CJUE, la revente d’occasion est soumise à certaines conditions, on peut citer : (i) l’impossibilité de scinder la licence originelle et (ii) la nécessité de rendre inutilisable les copies téléchargées ab initio.
Autre interrogation, la solution doit-elle être étendue aux contenus du type jeux-vidéo, livres numériques, musique, ou audiovisuel? La dichotomie traditionnelle posée par la directive Droit d’Auteur (6) plaide en ce sens ; elle tend en effet à écarter l’épuisement des droits aux services en ligne et aux biens immatériels. Cette analyse devra cependant résister à la tendance qui, de plus en plus, fait pencher la balance en faveur des principes de libre circulation plutôt que de la protection du droit d’auteur (7).
Somme toute, voilà un sujet à la croisée des chemins qui seront prochainement explorés par la Mission « Acte II de l’exception culturelle » (8) (développement et accès aux œuvres, valorisation des « retombées économiques », lutte contre la « contrefaçon commerciale ») (9) : faut-il se préparer à un « marché aux puces » du numérique?
Jean-Sébastien Mariez
Avocats au barreau de Paris
de Gaulle Fleurance & Associés
jsmariez@dgfla.com
1.- Le site ReDigi qui propose un service "Cloud" permettant de mettre en vente des fichiers musicaux Itunes de seconde main invoque aussi l'épuisement des droits (ou "first sale doctrine") dans le cadre de l'action en contrefaçon initiée par Capital Records dont il est l'objet.
2.- CJUE, gr. Ch., 3 juillet 2012, aff. C-128/11.
3.- Tout particulièrement les Articles 4§2 et 5§1de la Directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur.
4.- La CJUE considère la notion de « vente » comme une notion autonome du droit de l’Union européenne l’analyse comme impliquant un transfert de propriété. Pour qualifier le contrat de licence en cause de « vente », elle retient deux critères : (i) le droit d’utilisation de l’exemplaire de logiciel est illimité dans le temps et (ii) le prix est payé de manière forfaitaire.