"J'accuse les hommes, un par un et en groupe …"
(Michel Sardou)
La Suisse devra-t-elle procéder à un réaménagement de ses tribunaux afin d'accueillir sur les bancs des accusés l'ensemble des fournisseurs d'accès ? Après l'affaire française initiée par l'association J'accuse, l'obligation pour des intermédiaires techniques de filtrer l'accès à des contenus préjudiciables vient de connaître un nouveau rebondissement, cette fois-ci au pays du chocolat.
Le litige voit le jour au cours de l'été 2001, à un moment où un collectif dénommé "Appel au peuple suisse" décide d'ouvrir un site internet destiné à critiquer sévèrement le déroulement d'affaires judiciaires et en particulier le comportement de certains hommes de lois. S'estimant salis, des requérants décident de saisir la justice qui ordonne, le 18 septembre 2001, à l'hébergeur helvétique de supprimer les pages incriminées. Détournant la mesure, le collectif change par deux fois de lieu de stockage des écrits et trouve finalement refuge au sein du paradis numérique américain et, en particulier, sur les serveurs de Geocities.
Conscients de ne plus pouvoir obtenir la suppressions des contenus "attentatoires à l'honneur", les avocats décidèrent de se retourner vers l'ensemble des fournisseurs d'accès à l'internet afin d'obtenir un blocage à leur niveau de l'accès aux documents litigieux. Faisant droit à la demande, un juge d'instruction du Canton de Vaud enjoignit, par une ordonnance du 11 décembre 2002, aux prestataires "de créer des règles dans le serveur proxy mis à disposition des utilisateurs de façon à interdire l’accès aux sites contestés, sous-répertoires inclus, et modifier leurs serveurs DNS de façon que le nom du domaine aboutisse sur une page vide".
Contrairement à l'affaire française où les requérants demandaient au juge d'ordonner une telle mesure sur le fondement de ses pouvoirs pour faire cesser le trouble illicite, le juge d'instruction suisse s'est basé sur les dispositions des articles 58 et 177 du Code de procédure pénale suisse permettant aux magistrats d'ordonner d'une part, toutes les mesures destinées à opérer la confiscation d'objets qui ont servi ou devaient servir à commettre une infraction et d'autre part, le séquestre des preuves d'une infraction.
Cette solution était relativement critiquable. En effet, il pouvait paraître étonnant de se fonder sur une disposition destinée à "conserver" la preuve d'une infraction pour en obtenir la suppression ou le filtrage. S'appuyant sur cette idée, certains fournisseurs d'accès décidèrent de faire appel.
Dans un jugement du 2 avril 2003, le Tribunal d’accusation du Canton de Vaud accueillit ce recours en estimant que les dispositions du Code de procédure pénale ne permettent pas de prononcer une interception de télécommunications et des mesures de blocage ou de suppression puisque "qu’il n’y a en l’occurrence aucun objet, au sens de la disposition précitée, susceptible de confiscation". En effet, les mesures demandées n'avaient pas pour objet de sauvegarder une preuve, mais bien à aboutir à sa suppression, ou tout du moins, à son occultation.
Le juge n'offre pas pour autant la possibilité aux fournisseurs d'accès de se reposer sur leurs deux oreilles. En effet, se référant à une décision du 17 février 1995 du Tribunal fédéral suisse qui avait condamné pour complicité de pornographie et de publications obscènes un opérateur technique qui avait connaissance des activités illicites sur des supports télématiques, les juges invitent plus que fortement les fournisseurs d'accès à "rester attentifs" à l'existence de tels contenus. Le Tribunal interprète cette jurisprudence comme permettant aux victimes d'engager la responsabilité pénale directe des prestataires, en qualité de complice des infractions, dès lors qu'ils auraient la connaissance de l'existence, sur les sites contestés, de "propos diffamatoires, calomnieux et injurieux, qui laissent le public en prendre connaissance en y permettant l’accès".
Or, le litige ayant mis en avant le caractère illicite de ces contenus, le tribunal demande au juge d'instruction d'inviter les prestataires à être "attentifs au fait que les deux sites en question ont un contenu qui pourrait être constitutif d’infractions pénales et qu’en laissant libre l’accès de ces sites au public, il s’exposent à voir l’enquête dirigée contre eux en qualité de complice desdites infractions".
Cette solution suisse se rapproche, par certains côtés, de celle adoptée par le juge Gomez lors de l'affaire J'Accuse le 30 octobre 2001. En effet, le Tribunal de grande instance de Paris avait simplement laissé aux fournisseurs "le soin de déterminer "librement" les mesures leur apparaissant nécessaires et possibles dans le prolongement du constat que nous venons de faire quant au caractère illicite du site". Cette conclusion non contraignante pouvait paraître acceptable dès lors que ces prestataires ne peuvent se faire juge directement du caractère illicite du contenu incriminé.
Le régime jurisprudentiel suisse tend, quant à lui, à imposer aux fournisseurs d'accès à prendre les diligences appropriées afin de ne pas permettre l'accès à des contenus reconnus illicites. Cela nécessitera donc, tout d'abord et au préalable, l'existence d'une décision formelle et déclaratoire accordant un caractère illicite aux propos diffusés sur la Toile. Par ailleurs, le fournisseur d'accès devra avoir connaissance de ce caractère illicite.
Une telle analyse se rapproche finalement des débats autour de la réforme du régime de responsabilité pénale applicable aux fournisseurs d'accès dans le cadre du projet de loi relative à la confiance dans l'économie numérique ; le texte tendant à faire peser sur le prestataire un engagement de sa responsabilité en cas de refus de filtrage ou de suppression d'un contenu jugé illicite qui lui aurait été notifié selon une procédure particulière.
Benoît Tabaka
Membre du Comité éditorial de Juriscom.net