L’employeur est-il responsable d’un site illicite réalisé, à son insu, par l’un de ses salariés sur son lieu de travail ? Cette délicate question vient d’être tranchée en première instance par le TGI de Marseille le 11 juin dernier en faveur de la victime, la société ESCOTA, filiale des autoroutes du Sud de la France et concessionnaire d’un réseau autoroutier de 459 km. Celle-ci avait agi en justice contre Monsieur B, la société Multimania (aujourd’hui devenue Lycos) et la société Lucent Technologies.
La société ESCOTA demandait que Monsieur B, qui avait réalisé un site dénommé ESCROCA, soit condamné à lui payer la somme de 1 € symbolique à titre de dommages et intérêts pour la contrefaçon de sa marque, la contrefaçon des pages de son site "escota.com", les propos obscènes tenus à son égard et les insultes proférées à l’attention de ses employés et de ses dirigeants. Elle reprochait également à Multimania d’avoir hébergé le site litigieux et à la société Lucent Technologies, en sa qualité d’employeur, de n’avoir pas surveillé ses salariés.
Au moyen fondé sur la contrefaçon de marque, la défense a répondu "parodie de la marque". Mais les juges ont rejeté l’argument au motif que celui-ci "ne saurait prospérer puisque l’imitation de la marque n’est pas guidée par l’intention d’amuser sans nuire mais motivée par des sentiments haineux et dont l’objet est de dénigrer la société et d’atteindre son image de marque". Cette décision n’est pas sans rappeler la problématique des affaires Danone [Foruminternet.org] et Greenpeace [Foruminternet.org]. Les magistrats marseillais n’ont cependant pas cherché, comme les juges du TGI et de la Cour d’appel de Paris, à confronter l’application du droit des marques à la liberté la liberté d’expression. Sans doute est-ce parce que les propos entourant l’utilisation de la marque constituaient des infractions de presse (injures, diffamation) au sens de la loi du 29 juillet 1881 et, donc, des abus à la liberté d’expression…
S’agissant de la responsabilité de la société Lucent Technologies, l’employeur de Monsieur B, les juges ont fait application de l’article 1384 du Code civil relatif à la responsabilité du fait des personnes "dont on doit répondre", et plus précisément de son alinéa 5, en constatant que "le site litigieux a été réalisé sur le lieu de travail grâce aux moyens fournis par l’entreprise".
On se souviendra que la recommandation [Foruminternet.org] du Forum des droits sur l’internet du 17 septembre 2002 intitulée "Relation du travail et internet" envisageait cette solution en énonçant que "l’entreprise peut voir sa responsabilité engagée pour une utilisation illicite ou fautive d’internet sur le lieu de travail" et que "l’employeur est responsable, en tant que commettant de ses salariés, des fautes commises par ceux-ci dans leur utilisation d'internet pendant le temps de travail, sur le fondement de l’article 1384 alinéa 5 du code civil." La recommandation nuançait cependant la mise en œuvre de cet article en soulignant que "l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité si son préposé agit hors des fonctions auxquelles il est employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions."
Il peut paraître étonnant que les juges du TGI de Marseille n’aient pas retenu ces causes d’exonération alors même qu’ils évoquaient l’existence d’une note du directeur des ressources humaines de l’entreprise précisant que les salariés pouvaient certes utiliser les équipements mis à leur disposition et les accès réseau pour "consulter d’autres sites que ceux présentant un intérêt en relation directe avec leur activité au sein de la société", mais que ces utilisations n’étaient tolérées que si elles "respectaient les dispositions légales régissant ce type de communication et les règles internes de la société (…)". On aurait donc pu croire que Monsieur B avait agi hors du cadre toléré par l’entreprise, donc sans autorisation de son employeur et à des fins étrangères à ses attributions.
Les juges ont néanmoins estimé que la faute de Monsieur B avait été commise "dans le cadre des fonctions auxquelles il était employé" en soulignant, d’une part, que "la libre consultation des sites Internet était autorisée" par l’employeur et, d’autre part, qu’"aucune interdiction spécifique n’avait été formuleé quant à l’éventuelle réalisation de sites Internet ou de fourniture d’information sur des pages personnelles".
Moralité : patrons, inutile d’être sympas avec vos employés, ça n’apporte que des bricoles ! Voilà une décision qui risque de faire bien des malheureux, employeurs comme salariés.
Lionel Thoumyre
Dir. éditorial de Juriscom.net