La Cour d'appel de Paris vient de se prononcer sur les aspects de compétence juridictionnelle liés à l'affaire opposant Timothy Koogle, l'ex-président de Yahoo! Inc., à plusieurs associations de lutte contre le racisme et l'antisémitisme.
Pour mémoire, la LICRA et l'UEJF, rejointes par le MRAP, avaient demandé en l'an 2000 à Yahoo! Inc. de faire cesser toute mise à disposition sur le territoire français, à partir de son site "Yahoo.com", de contenus se rapportant à des objets nazis. C’est ce que le TGI de Paris ordonne de faire à Yahoo! Inc., le 20 novembre 2000. La société Yahoo! Inc. a néanmoins refusé d’exécuter immédiatement l’ordonnance. Puis, en février 2001 – et indépendamment de son procès, affirma-t-elle – elle a décidé de bannir la vente d'objets et de documents visés par l'ordonnance française.
Cette décision est cependant loin d’avoir enterré l’affaire, le Tribunal de grande instance de Paris ayant été saisi au fond pour juger de l’affaire. En cause : la responsabilité pénale du PDG de Yahoo! Inc. qui n’a pas, selon la demande, promptement exécuté l’ordonnance du 20 novembre 2000.
Les magistrats ont été amenés à se prononcer sur la compétence de leur tribunal. Ils ont répondu par l’affirmative, dans une décision du 26 février 2002, aux motifs suivants : "la mise à disposition du public d'un site de vente aux enchères d'objets nazis, qui peut être vu et reçu sur le territoire national et auquel l'internaute peut accéder, du fait de la simple existence d'un lien informatique "search" qui l'y invite, caractérise l'élément de publicité nécessaire à la constitution du délit d'apologie de crime de guerre, et ce sans qu'il soit besoin que l'internaute soit spécialement démarché par le propriétaire du site. Cet élément de publicité suffit donc à emporter la compétence des tribunaux français et l'application de la loi pénale française, et ce même si l'infraction poursuivie n'est pas réprimée dans la législation pénale de l'Etat d'origine de l'auteur présumé des faits ou du pays où se situe géographiquement l'hébergeur du site litigieux. (...)"
C’est sur cette décision que la Cour d’appel de Paris devait se prononcer ce jour, le 17 mars 2004 (décision à paraître sur Juriscom.net). Et son verdict a été sans surprise puisqu’elle a confirmé la décision du TGI et s’est, à son tour, déclaré compétente pour juger l’affaire au fond.
Nécessité d'envisager des critères de rattachement alternatifs
Lors de l'audience en appel, le 4 février 2004, Me Olivier Metzner, l'avocat de M. Koogle, avait extrapolé la situation en estimant que "si la loi française est applicable, toutes les lois du monde sont applicables, et (...) ces lois sont incompatibles entre elles" et que "Yahoo devrait retirer tout ce qui sera contraire à une loi, la photo d'une femme non voilée, par exemple, car la loi afghane s'y oppose". Ce à quoi l’avocat général, Antoine Bartoli, lui avait répondu : "Si je comprends bien, pour s'opposer à ce raisonnement, internet étant partout, il n'y a de compétence nulle part ?" (source AFP : "Objets nazis sur internet : la cour d'appel compétente pour juger M. Koogle" [fr.news.yahoo.com]).
Pour autant, la réponse n’est pas d’appliquer « toutes les lois du monde » ou « aucune loi ». Fort heureusement, la marge de manœuvre est un petit peu plus large. Ainsi, certaines juridictions ne se sont pas contentées de recourir uniquement à l’élément de publicité. Citons pour exemple deux arrêts rendus aux Etats-Unis et en France sur des cas de diffamation.
La première affaire, jugée [dww.com - PDF] par la Cour d'appel de Californie le 26 novembre 2001, opposait la société Nam Taï Electronic, Inc., une entreprise dont le siège social est à Hong Kong, à Joe Titzer, un résident de l'Etat du Colorado. Ce dernier avait posté de nombreux messages préjudiciables à l'image de la société demanderesse dans des forums de discussion gérés par … Yahoo!. La société Nam Taï Electronic avait saisi le juge californien et invoqué la loi californienne pour poursuivre Joe Titzer en diffamation de marque. Chargée de se prononcer sur la compétence de la juridiction californienne, la Cour d'appel répond par la négative au motif, notamment, que la société ne rapporte pas la preuve que les messages du défendeur ou les sites web sur lesquels ils ont été postés étaient adressés aux californiens ou « disproportionnellement » susceptibles d'être lus par des résidents de cet Etat. Ainsi la Cour d’appel de Californie a-t-elle recherché d’autres critères que le seul élément de publicité. Les siens font davantage dépendre la compétence juridictionnelle et la loi applicable de la nationalité du « public » principalement visé. On retrouve ici le critère du « public visé » dont la recherche avait été amorcée par le juge Jean-Jacques Gomez dans son ordonnance de novembre 2000.
La seconde affaire a été traitée par la Cour d’appel de Paris. Elle concernait un différend entre une société suisse et un ressortissant français. Devant se prononcer sur la loi applicable, la Cour relevait ceci : « (…) par la nature même du support la possibilité d'accès est universelle. Il ne saurait cependant en résulter une applicabilité de tous les droits existant au contenu du texte ce qui aboutirait à créer une totale insécurité juridique dans l'exercice de la liberté d'expression qui est l'objet de la loi du 29 juillet 1881. Il convient de créer une prévisibilité pour l'auteur des propos. Celle-ci ne peut naître que du rattachement de la loi à un principe objectif et non à ce que chaque ordre juridique national prétend se donner comme compétence, ce qui peut exposer à toutes les incertitudes. Au premier rang des repères objectifs, et maîtrisable par l'auteur des propos, figure le lieu du site sur lequel ils sont publiés, à l'inverse du lieu de réception qui est aléatoire. Au cas d'espèce il s'agit de la Suisse et c'est sa loi qui est applicable. »
Cet arrêt avait le mérite de rechercher un critère objectif. On peut toutefois lui reprocher de s’être contenté d’un critère - « le lieu du site sur lequel ils sont publiés » - qui, s’il devait être appliqué à la lettre à l’ensemble des affaires de ce type, permettrait la plus grande impunité pénale pour les titulaires de sites établis à l’étranger (en dehors des cas où il s’agirait de français puisque la loi française se donne compétence quelque soit le lieu où ils commettent certains faits). En fait, seul le droit du pays dans lequel le serveur est établi serait applicable. Cela serait particulièrement gênant lorsque le public français est visé.
Ainsi, quitte à ce qu’une modification législative s’avère nécessaire, il est souhaitable que les juristes français poursuivent – à l’instar de certaines juridictions étrangères – leurs investigations sur des critères de rattachement alternatifs, adaptés au réseau.
Lionel Thoumyre
Directeur éditorial de Juriscom.net