Depuis la mise en œuvre des règles UDRP fin 1999, il y a eu plus de 10 000 procédures [engagées sur leur fondement. De nouvelles décisions sont rendues quotidiennement, principalement par le National Arbitration Forum et le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI, au point qu’on finit par n’y plus prêter attention. Pourtant, une décision rendue le 27 août dernier mérite l’attention, par la lecture qu’elle fait des règles UDRP (WIPO n° D2004-0490, Consitex S.A. et al. v. Ms. Patricia Chung).
Plusieurs demandeurs appartenant au groupe ZEGNA s’étaient unis pour obtenir le transfert du nom de domaine <dizegna.com>, qu’ils estimaient similaires à la marque ZEGNA qu’ils exploitent, et qui est déposée en Italie, aux Etats-Unis, et au Chili. C’est dans la capitale de ce dernier pays que vit la défenderesse.
En plus d’établir leurs droits sur la marque ZEGNA, les requérants soutenaient également qu’ils vendaient des produits sous le nom “ESSENZA DI ZEGNA”, afin de démontrer que le nom de domaine était d’autant plus source de confusion. Si l’arbitre n’a pas retenu cette dernière prétention insuffisamment établie, il a toutefois indiqué que la marque ZEGNA bénéficiait d’une certaine notoriété sur les marchés dans lesquels elle est exploitée, sauf peut-être au Chili. Cette réputation qu’a acquise la marque ZEGNA avait d’ailleurs été soulignée dans d’autres décisions UDRP remportées par les mêmes demandeurs.
Quels sont les arguments du défendeur ? Ils sont inexistants ! Comme cela arrive régulièrement, la décision a été rendue par défaut. Le seul élément porté au dossier, et qui sera retenu par l’arbitre en faveur de l’intimée, est une lettre écrite par son avocat fin 2003. Ce document contient une offre de revente de deux noms, <dizegna.com> ainsi que <dizegna.cl> également enregistré par la défenderesse, pour un montant de neuf millions de pesos Chiliens (soit un peu plus de 12 000 euros). Dans ce courrier, le conseil juridique soulignait que sa cliente n’avait pas fait un usage commercial du nom DIZEGNA ni ne comptait en faire, et que le mot « dizegna » est une déclinaison du verbe espagnol « diseñar » (assertion contestée par les demandeurs).
L’expérience de la procédure UDRP montre que ce n’est pas parce que le titulaire du nom de domaine ne se défend pas qu’il perd nécessairement la procédure (pour des exemples parmi d’autres, lire : WIPO D2002-0140, <thrifty.org> ; WIPO D2000-1708, <tetrapakamericas.com> ; et le commentaire de l’affaire dans laquelle la société Nike n’a pas récupéré les noms <nikepark.com>, <nikepark.net>, <nikemen.com>, <nikegolf.net>, et <nikeshops.com>, C. Manara, "Premier arrivé… mais pas avec les Nike aux pieds", Juriscom.net, 15 octobre 2002). C’est parfois la négligence du demandeur qui est la cause de sa défaite, quand il construit une faible argumentation parce qu’il croit avoir partie gagnée. C’est aussi la constatation de l’absence de risque de confusion entre le nom de domaine et la marque du requérant qui permet d’aboutir à ce résultat : trois conditions cumulatives doivent en effet être établies pour ordonner le transfert, et l’une d’entre elles est manquante s’il n’y a pas de similitude entre les signes des parties (ainsi dans la décision WIPO D2000-0599, le titulaire de la marque TELIA revendiquait… 244 noms de domaine enregistrés par une même personne qui n’a pas cherché à se défendre ; 243 noms ont été transférés, à l’exception de <itelia.org>, dont il a été jugé qu’il n’était pas similaire au point de prêter à confusion).
En l’espèce donc, pour les titulaires de la marque ZEGNA, le cap le plus difficile à passer était celui de l’établissement du risque de confusion. Après discussion, l’arbitre écrit que ZEGNA est un nom, sinon fameux, du moins bien connu, et qu’il constitue l’élément vedette dans le mot DIZEGNA. Dans ces conditions, il considère que le nom de domaine <dizegna.com> est similaire à la marque ZEGNA au point de prêter à confusion avec celle-ci. Puis, en quelques lignes lapidaires, il tranche la question des droits ou intérêts légitimes de la défenderesse à enregistrer ce nom, considérant qu’elle n’en avait pas.
Dernière question : le nom a-t-il été enregistré et est-il utilisé de mauvaise foi ? Il ressort d’un courant de la « jurisprudence » UDRP que le simple fait d’enregistrer un nom et de le « mettre au parking » sans l’utiliser n’est pas révélateur de la mauvaise foi, et que l’adversaire doit démontrer qu’elle existe bien. L’arbitre rappelle d’ailleurs quelques cas dans lesquels les panels ont refusé de considérer qu’il y avait mauvaise foi du prétendu « cybersquatteur ». Dans d’autres cas où une offre de revente du nom de domaine litigieux était faite, la mauvaise foi n’a pas non plus été retenue car le défendeur avait un intérêt légitime à enregistrer le nom. Dans notre affaire, l’arbitre, après avoir évoqué ces précédents, remarque que le cas qu’il a à trancher est différent de ceux-ci, puisqu’il n’a pas reconnu à la défenderesse d’intérêt légitime à l’enregistrement du nom contesté. On s’attend donc à ce qu’il statue à l’encontre de celle-ci… et ce n’est pas le cas !
A ses yeux, il n’est pas démontré que la marque ZEGNA est suffisamment connue au Chili pour inférer que la défenderesse l’avait enregistrée à des fins lucratives, sa mauvaise foi n’étant donc pas démontrée. Aussi déboute-t-il les demandeurs, signant au passage une décision surprenante. En effet, l’interprétation qu’il donne des règles UDRP y ajoute une condition inattendue : celle de la démonstration de la notoriété de la marque revendiquée dans le pays du défendeur. Un petit pas dans le sens d’une plus grande prise en compte des différences culturelles et géographiques dans cette transnationale procédure UDRP ? Nous le verrons bien.
Cédric Manara
Membre du Comité scientifique de Juriscom.net
Institute for International Law and Public Policy, Temple University Beasley School of Law
EDHEC Business School