Voici une proposition de loi aussi inédite qu’inattendue. Inédite car, dans le foisonnement de textes internationaux et nationaux favorisant le contrôle sur la circulation des oeuvres au détriment de la protection de la vie privée des utilisateurs, la proposition de loi [assemblee-nationale.fr] du député Alain Suguenot (Côte d’Or) destinée à légitimer les échanges d’œuvres entre particuliers sur le peer-to-peer fait figure d’OVNI. Inattendue aussi car il n’était pas évident de faire un tel pied-de-nez à une industrie qui exhibe sans pudeur ses pertes économiques pour mieux les imputer au "piratage" sur Internet.
La proposition d’Alain Suguenot apparaît ainsi comme une exception. Mais a y regarder de plus près, ce texte, intitulée "proposition de loi visant à légaliser les échanges de fichiers protégés sur des services de communication en ligne par des particuliers à des fins non commerciales et à la rémunération des ayants droit" n’est pas si effrayant … deux minutes de démystification s’impose.
La proposition de loi envisage de replacer dans un cadre légal les échanges d’œuvres qui sont effectués sur les réseaux peer-to-peer, c’est-à -dire aussi bien le download (données descendantes) que l’upload (données montantes). Pour cela il était nécessaire d’effecteur deux démarches : 1) la confirmation du fait que l’exception pour copie privée (art. L. 122-5 et L. 211-3 CPI) s’applique bien au téléchargement, quelque soit l’origine de l’œuvre et 2) la délivrance aux internautes du "droit de mise à la disposition du public" (dérivé du droit de représentation et de communication au public) par les ayants droit.
La première démarche n’a pas, semble-t-il, posé beaucoup de difficultés puisqu’il a suffi d’ajouter à la liste des acteurs devant verser la rémunération pour copie privée, citées par l’article L. 311-4 du Code de la propriété intellectuelle, "les personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication au public en ligne". Ainsi, en étendant l’assiette de la rémunération pour copie privée aux fournisseurs d’accès, la proposition de loi confirme du même coup que le téléchargement sur les réseaux peer-to-peer relève de l’exception pour copie privée, tout en lui conférant la légitimité patrimoniale qui lui manquait. En tous les cas, tel est bien l’esprit du législateur puisque la proposition de loi vise, dans ses motifs, à légaliser les échanges sur le peer-to-peer. Le procédé est simple, discret et efficace.
La seconde démarche, celle visant à délivrer aux internautes le droit de mise à disposition du public, était, sans aucun doute, beaucoup moins évidente. Impossible de passer par l’exception de "représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille" (art. L. 122-5 et L. 211-3 CPI) pour légitimer la mise à la disposition du public. En effet, les échanges sur les réseaux P2P sont susceptibles de dépasser le cercle de famille. Impossible également d’adopter un système de licence légale similaire à celui de l’article L. 214-1 pour la communication directe dans un lieu public d’un phonogramme du commerce ou sa radiodiffusion (et qui donne lieu à une rémunération assise sur les recettes de l’exploitation). Rappelons que la licence légale est difficilement compatible avec les engagements internationaux de la France : la Convention de Berne faisant la part belle aux droits exclusifs et la Convention de Rome n’autorisant les états signataires à recourir à la licence légale que dans des cas limités.
La proposition de loi passe donc par l’instauration d'une gestion collective obligatoire du droit de mise à disposition. Cette "technique" juridique a déjà été utilisée en matière de reprographie (art. L. 122-10 CPI) et dans un cas particulier de retransmission par câble (art. L. 132-20-1 CPI). En outre, celle-ci serait conforme aux traités internationaux (Silke von Lewinski, "La gestion collective obligatoire des droits exclusifs et sa compatibilité avec le droit international et le droit communautaire du droit d’auteur – Etude de cas", Bull. dr. auteur mars 2004 [portal.unesco.org – PDF]). Ce type de système se justifie toutes les fois que les droits exclusifs ne peuvent plus être exercés concrètement. C’était le cas pour la photocopie. N’est-ce pas le cas pour le peer-to-peer ? On serait bien tenté de répondre par l’affirmative.
Le principe de la gestion collective obligatoire appliquée aux échanges sur les réseaux peer-to-peer est le suivant : puisque les ayants droit ne parviennent plus, dans les faits, à interdire la mise à disposition des leurs œuvres sur Internet, autant aller dans le sens de l’usage et délivrer des autorisations aux internautes … en échange d’une rémunération bien-entendu. Le législateur part donc du constat qu’autoriser est plus facile qu’interdire, ce qui n’est pas si bête, surtout lorsque l’échange de fichiers protégés sur P2P correspond à l’usage déclaré d’environ 1/3 des internautes (Sondage Médiamétrie pour le Ministère de la Culture, juillet 2005 [culture.gouv.fr - PDF]). Pour cela, l’autorisation d’exercer le droit de mise à disposition du public sera délivré par une société agréée par le Ministère de la Culture par l’intermédiaire des fournisseurs d’accès.
Ce système se distingue juridiquement d’une licence légale, même si l’effet souhaité demeure très proche. La proposition de loi prévoit cependant que les modalités de délivrance du droit de mise à la disposition du public devront être négociées entre les représentants d’acteurs (ayants droit et consommateurs, en présence des fournisseurs d’accès). Cela signifie que la loi établit un cadre dans lequel les acteurs conservent une certaine liberté contractuelle, du moins à travers leurs représentants, ce qui n’est pas idéal ... faute de mieux ...
Bref, la convention qui doit être passée entre les acteurs doit permettre de fixer les barèmes de la rémunération, mais aussi les limites dans lesquelles le droit de mise à la disposition est délivré. Ce droit concernant aussi bien les œuvres musicales qu’audiovisuelles, on pressent bien que la question de la chronologie des médias devra être réglée dans ce cadre. Ainsi, les représentants des producteurs de films pourront, à ce stade, demander à ce que le droit de mise à la disposition du public ne soit pas cédé, par exemple, pour des films vieux de moins de 6 mois, un an ou plus, après leur sortie en salles. Ces derniers ne devraient donc pas tant s’émouvoir de ce projet. Il n’en sera pas de même du côté des producteurs de disque dont la stratégie de contrôle s'oppose totalement à ce projet.
Reste à préciser que les fournisseurs d’accès jouent ici un rôle important puisqu’ils doivent, d’une part, transmettre à leurs abonnés un contrat par lequel est transmis le droit de mise à disposition dans les limites fixées par la convention et, d’autre part, percevoir la rémunération due à ce titre (et à celui de la copie privée) puis les reverser à la société agréée. On peut s’attendre à ce que les fournisseurs d’accès n’aient tout à fait envie de jouer ce rôle, bien que celui-ci relève bien du domaine de l’intermédiation.
"On a qu'a dépénaliser aussi le cannabis" s’écrieront certains, l’assimilation des téléchargeurs en herbe à de jeunes fumeurs de joints étant maintenant monnaie courante ! Hé bien de cette problématique aussi le député Alain Suguenot s’occupe. Il soutient en effet une autre proposition de loi visant à supprimer la prison pour les premières interpellations pour usage simple. Celles-ci demeurent tout de même sanctionnées par une contravention de cinquième classe … (Proposition de loi n°1696 [assemblee-nationale.fr - PDF]) Un député proche des libertés et des réalités, même dans le monde virtuel ?
Frédéric Georges