Dans l’attente de l’adoption du projet de loi « droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information », qui sera bientôt discuté au Parlement, les amateurs de peer-to-peer font encore et toujours l’objet de poursuites judiciaires. L’ordonnance d'homologation du 20 septembre 2005 rendue par le TGI du Havre constitue un nouvel épisode de ce que l’on pourrait maintenant appeler la « Saison II » d’une série de procès qui, depuis la décision du TGI de Rodez du 13 octobre 2004, absout les actes de téléchargement sur le fondement de l’exception pour copie privée. Le TGI du Havre a ainsi condamné un amateur de musique à 500 € d’amende et 3000 € de dommages et intérêts, uniquement pour « des faits de mise à disposition du public, seule infraction reprochée et reconnue par le prévenu à l’issue de sa comparution devant le Procureur de la République ».
Le thème de la série est toujours le même : des représentants d’ayants droit s’estimant lésés par les pratiques d’échange de fichiers entre individus poursuivent ces derniers devant les juridictions pénales, pour obtenir des sanctions exemplaires, et se constituent partie civile. D’épisode en épisode, les scénarios, eux aussi, se ressemblent : un internaute télécharge sur son ordinateur de la musique, des films, parfois des logiciels, et laisse le tout à la disposition du public sur un réseau peer-to-peer. Alertée par des ayants droit, la police perquisitionne le domicile dudit internaute et quantifient le nombre d’œuvres gravées sur CD ou DVD ou enregistrées sur disque dur. L’internaute, entre temps devenu « prévenu », organise sa défense. L’audience a lieu. Le verdict tombe.
Le suspense avait été subtilement maintenu durant toute la Saison I (TGI Vannes, TGI Arras, TGI Blois, TGI Pontoise), quant au fait de savoir si les téléchargements de musiques sur réseaux peer-to-peer relevaient ou non de la contrefaçon. La Saison II (TGI Rodez, CA Montpellier, TGI Meaux, TGI Havre) offre, en revanche, des dénouements plus explicites, et qui sont invariablement les suivants : coupables sont les actes de partage (upload), innocents sont les actes de téléchargement (download).
Une petite évolution, qui n’est pas anodine, est à noter dans la trame du scénario de l’épisode du Havre : avant même que le juge n’ait eu à se prononcer sur la qualification des actes de reproduction, le procureur de la République, qui détermine les chefs d’inculpation, « n'a pas retenu, après le débat, l'infraction de reproduction de fichiers ». Alors qu’il disposait de tous les moyens de preuve (par constat des enquêteurs) lui permettant de poursuivre les actes de téléchargement, le parquet a, ainsi, estimé que l’infraction n’était pas constituée. On devine clairement la raison ayant motivé ce renoncement : l’existence, en droit français, d’une exception au monopole que les ayants droit détiennent sur leurs œuvres, à savoir « l’exception pour copie privée » (article L. 122-5 et L. 211-3 du Code de la propriété intellectuelle).
En revanche, et c’est là que l’histoire ne peut que se répéter, l’internaute en question a été poursuivi et condamné pour avoir laissé à la disposition d’un public indéterminé les œuvres qu’il avait téléchargées. De ce fait, il a évidemment procédé à des actes qualifiables de communication au public qui, sans autorisation des ayants droit, constituent des actes de contrefaçon passibles de 300 000 € d’amende et de 3 ans de prison.
Le TGI du Havre a fait montre de clémence : 500 € d’amende (ce qui est peu comparé à la condamnation ferme à 3000 € d’amende que le TGI de Pontoise avait infligé à l’un des prévenus lors du dernier épisode de la Saison I) et 3000 € de dommages et intérêt alloués à l’unique partie civile (à savoir la SACEM, la SDRM, intéressée au seul droit de reproduction, s’étant naturellement désistée) pour 14 797 fichiers laissés en partage, ce qui nous ramène à un coût de 20 c par titre (à comparer au coût de 1 € par titre dans le cas de Pontoise).
Mais la mansuétude du juge est toute relative. D’une part, on peut se demander ce qui justifie les 20 centimes de dédommagement par titre quand on sait que la SACEM ne touche, sur les plateformes commerciales, que 7 centimes d’euros par titre. D’autre part, 3500 € au total, sans oublier les 2000 € de frais de publication de l’ordonnance, cela pèse tout de même très lourd sur le budget d’un prévenu, père de trois enfants, dont le revenu mensuel s’élève à 1500 € ...
Cette décision, bien que juridiquement orthodoxe, démontre une fois de plus l’absurdité de la situation actuelle. Pourquoi s’acharne-t-on à poursuivre des particuliers qui ne tirent aucun revenu des œuvres qu’ils partagent ? Est-ce pour l’exemplarité ? Est-ce pour prouver que le droit exclusif d’interdire la mise à disposition peut être appliqué sur Internet, même si les poursuites ne concernent que 0,0025% des p2pistes ? Est-ce pour persuader le législateur que la logique se résumant à « interdire et punir » porte ses fruits et qu’il faut continuer en ce sens ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt pour tenter, au risque de l’absurde, de contrôler chacun des actes du consommateur ?
Mais quand le partage d’œuvres est pratiqué librement par des millions de personnes et que, malgré cela (et peut-être même grâce à cela), le chiffre d'affaires de la musique numérique a triplé au cours des six premiers mois de l'année (Reuters, 3 octobre 2005), cette logique ne fait plus bon ménage avec le bien être social. Ne s’agit-il pas, alors, de réfréner la volonté de contrôle de certains ayants droit et d’organiser, sans remonter à contre-courant des usages, de meilleures conditions de circulation des œuvres sur les réseaux numériques ?
Lionel Thoumyre
Directeur de Juriscom.net
Responsable Nouvelles Techniques à la Spedidam
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