TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
Ordonnance de référé, 6 juin 1998
Madame Estelle H. c/ Monsieur Valentin L. et Daniel
Ordonnance de référé rendue le 6 juin 1998 par J.-J. GOMEZ, Premier Vice-Président au Tribunal de grande Instance de Paris, assisté de S. SOTEAU, Greffier en chef.
DEMANDERESSES
Madame Estelle H.
DÉFENDERESSES
Monsieur Valentin L. et Daniel
ALTERN.ORG, service géré par Valentin L., est fournisseur d'hébergement. Il assure ainsi la gestion du serveur où sont stockées les informations que le fournisseur d'informations souhaite rendre accessibles au public sur l'Internet.
Le site http://www.altern.org/silversurfer est un site ouvert par un des utilisateurs des espaces fournis par ALTERN.ORG.
Estelle H. a constaté puis fait constater par huissier, selon procès-verbal du 17 mars 1998 que dix neuf photographies privées, la représentant complètement ou partiellement dénudée, étaient diffusées sur le réseau Internet par l'intermédiaire du site SILVERSURFER.
Motif pris que la numérisation et la diffusion illicite de ces photographies portent atteinte à l'intimité de sa vie privée et lui causent un important préjudice, tant professionnel que personnel, elle a assigné les défendeurs, pris en leur qualité "d'hébergeurs" du site SILVERSURFER et à ce titre responsables dudit site et astreints en application de la loi du 30 septembre 1986, spécialement son article 43, à déclaration préalable, afin qu'il leur soit fait interdiction sous astreinte de 100 000 francs par jour à compter de la signification de la décision, d’implanter le service litigieux sur un site ou un serveur tiers et de poursuivre d'une façon quelconque la diffusion des dix neufs clichés photographiques sur le réseau Internet, et condamnés solidairement à lui payer par provision sur dommages-intérêts la somme de 500 000 francs ; elle sollicite en outre la publication de la décision à intervenir dans le Monde et Libération et trois périodiques spécialisés en informatique : 01 Informatique, Le Monde Informatique, une revue sur Internet, ainsi que l'insertion de la décision sur les pages d'accueil des serveurs et des sites des défendeurs.
Elle sollicite enfin qu'il soit fait injonction aux défendeurs de supprimer les liens avec d'autres sites y renvoyant les serveurs et contenant les photographies en cause et l'allocation de la somme de 50 000 francs sur le fondement de l’article 700 du nouveau code de procédure civile (NCPC).
Elle rappelle que la publication des mêmes photographies dans divers supports de presse a déjà donné lieu à des condamnations (jugements du tribunal de céans du 12 septembre 1994, du 15 mai 1995, du 23 octobre 1995, ordonnances du 20 mars 1998).
Daniel sollicite sa mise hors de cause, motif pris qu'il n'est que l'un des utilisateurs du site ALTERN.ORG exploité par son fils Valentin L., mais qu'il n'est aucunement concerné par l'exploitation de ce site.
Soutenant par ailleurs que l'assignation qui lui a été délivrée au moment même où il préparait un film sur l'outil Internet compromet gravement l'exercice de sa profession de cinéaste et plus particulièrement ses démarches pour obtenir les financements nécessaires au démarrage du film provisoirement intitulé "Le Citoyen et Internet", destiné à une diffusion télévision dans le monde entier, il sollicite reconventionnellement la condamnation de la demanderesse à lui payer par provision sur dommages-intérêts la somme de 500 000 francs, outre celle de 50 000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Valentin L. conclut au rejet de la demande et à l'allocation de la somme de 15 000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC, en faisant valoir que le trouble allégué en demande, à le supposer établi à la date du constat de Maître Denis, n'est pas caractérisé aujourd'hui, le site litigieux n'étant plus accessible, ainsi qu'il résulte du constat de Maître Guerin, huissier, en date du 13 mai 1998, et l'examen des statistiques d'utilisation démontrant que ce site n'a été accessible que du 21 décembre 1997 au 13 avril 1998, date de la dernière utilisation.
Il fait valoir, par ailleurs, qu'aucune condamnation ne pourra être prononcée à son encontre sans que la question de la responsabilité du fournisseur d'hébergement n'ait été préalablement tranchée, ce qui suppose un débat de fond.
Il ajoute que son rôle s'est limité à offrir gracieusement à SILVERSURFER un espace de stockage d'informations et des mécanismes de maintenance, dans le cadre d'un contrat de prêt d'octets au sens des articles 1875 et suivants du code civil, et que le propriétaire du site web est seul responsable du contenu de son site et se doit, par conséquent, de respecter la législation du pays où il est résident.
Attendu que toute personne a sur son image et sur l'utilisation qui en est faite un droit absolu qui lui permet de s'opposer à sa reproduction et à sa diffusion sans son autorisation expresse et par écrit, et ce quel que soit le support utilisé.
Attendu qu'il n'est pas contesté et ne peut être contesté que les dix neuf photographies en cause ont été reproduites, mises à disposition des usagers de l'Internet et donc diffusées sans l'autorisation de Estelle H. ;
Qu'ainsi il a été porté atteinte au droit de celle-ci sur son image ;
Attendu que cette atteinte est certes le fait du titulaire du site http://www.altern.org/silversurfer ;
Qu'il se pose toutefois la question de la responsabilité du fournisseur d'hébergement et fournisseur d’accès à l'encontre duquel la demanderesse a dirigé sa demande ;
Attendu que Daniel n'étant pas ce fournisseur d'hébergement, ni le titulaire du site SILVERSURFER, sa mise hors de cause s'impose ;
Mais attendu que celui-ci n'apportant ni la preuve ni même un commencement de preuve de l'existence d'un préjudice qui résulterait de sa mise en cause dans la présente procédure, fait qui aurait pu rendre impossible l'obtention des financements nécessaires à la réalisation d'un film sur Internet, il doit être débouté de sa demande d'une provision sur dommages-intérêts ;
Attendu que le fournisseur d'hébergement et d’accès est Valentin L., qui gère le service ALTERN.ORG ;
Attendu que celui-ci soutient que sa responsabilité ne saurait être recherchée, a fortiori en référé, dans la mesure, d'une part, où il n'est pas responsable du contenu du service en cause et, d'autre part, où il n'est pas établi qu'il aurait l'obligation de se soumettre aux dispositions de la loi du 30 septembre 1986, spécialement celles relatives à la déclaration préalable des services de communication audiovisuelle.
Attendu que le grief de la demanderesse tiré de la violation des dispositions de la loi du 30 septembre 1986 doit incontestablement faire l'objet d'un débat de fond ;
Attendu que sur la question de la responsabilité du fournisseur d'hébergement, il apparait nécessaire de préciser que le fournisseur d'hébergement a l'obligation de veiller à la bonne moralité de ceux qu'il héberge, au respect par ceux-ci des règles déontologiques régissant le web et au respect par eux des lois et des règlements et des droits des tiers ;
Que, s'agissant de l'hébergement d'un service dont l'adresse est publique et qui est donc accessible à tous, le fournisseur d'hébergement a, comme tout utilisateur de réseau, la possibilité d'aller vérifier le contenu du site qu'il héberge et en conséquence de prendre le cas échéant les mesures de nature a faire cesser le trouble qui aurait pu être causé a un tiers ;
Que pour pouvoir s'exonérer de sa responsabilité, il devra donc justifier du respect des obligations mises à sa charge, spécialement quant à l'information de l'hébergé sur l'obligation de respecter les droits de la personnalité, le droit des auteurs, des propriétaires de marques, de la réalité des vérifications qu'il aura opérées, au besoin par des sondages et des diligences qu'il aura accomplies dès la révélation d'une atteinte aux droits des tiers pour faire cesser cette atteinte ;
Attendu qu'incontestablement, la procédure de référé ne permet par l'organisation d'un débat complet et contradictoire sur l'ensemble de ces points ;
Que la demanderesse sera donc invitée à saisir le juge des fond ;
Que toutefois, vu l'urgence, il sera fait injonction à Valentin L., sous astreinte journalière de 100 000 francs, de mettre en oeuvre tous les moyens de nature à rendre impossible toute diffusion des clichés photographiques en cause à partir de l'un des sites qu'il héberge ;
Attendu qu'eu égard aux circonstances de l'espèce, il n’y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du NCPC.
PAR CES MOTIFS
Mettons Daniel hors de cause, mais déboutons celui-ci de sa demande d'une provision sur dommages-intérêts,
Renvoyons la demanderesse à saisir le juge du fond,
Mais d'ores et déjà , vu l'urgence et pour éviter le renouvellement du trouble subi par la demanderesse, enjoignons Valentin L., sous astreinte de 100 000 francs par jour, de mettre en oeuvre les moyens de nature à rendre impossible toute diffusion des clichés photographiques en cause à partir de l'un des sites qu'il héberge,
Disons n'y avoir lieu à l’application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,
Laissons à chaque partie, la charge de ses propres dépens, à l'exception des dépens nés de la demande dirigée contre Daniel, qui seront à la charge de la demanderesse.
Fait à Paris le 9 juin 1998
Le Greffier,
S. SOTEAU
Le Président,
J.-J. GOMEZ