Article reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Expertises des systèmes d'information (paru dans le n° 322, février 2008)
Le promoteur d’un réseau de distribution sélective peut-il réserver la vente en ligne à ses distributeurs agréés disposant d’un point de vente physique ?
C’est sur cette question qu’a dû se prononcer la Cour d’appel de Paris, saisie par la société Bijourama d’un recours en annulation de la décision n°06-D-24 rendue par le Conseil de la concurrence le 24 juillet 2006 (1).
Rappelons brièvement les faits de cette affaire. L’entreprise Bijourama, spécialisée dans la vente sur Internet de produits d’horlogerie, bijouterie, joaillerie et orfèvrerie avait, au mois d’octobre 2005, saisi le Conseil de la concurrence du refus qu’avait opposé la société Festina France à sa demande d’agrément au sein de son réseau de distribution sélective. La décision de Festina reposait principalement sur le fait que Bijourama était un « pure player », c'est-à -dire une entreprise de vente à distance via Internet ne disposant pas d’un point de vente physique. Bijourama s’était alors plainte d’un traitement discriminatoire et avait saisi le Conseil de la concurrence en assortissant la saisine au fond d’une demande de mesures conservatoires.
Le Conseil a, dans un premier temps, relevé que le contrat-cadre de Festina ne prévoyait aucune disposition régissant la vente sur Internet, ce qui pouvait induire des « préoccupations de concurrence ». Festina France s’est alors engagée à remédier à cette carence en modifiant son contrat de distribution sélective, comme l’y autorisait l’article L.464-2 du Code de commerce, provoquant ainsi un sursis à statuer par le Conseil dans l’attente de la communication des engagements écrits du promoteur.
Par courrier en date du 22 mars 2006, la société Festina France communiquait au Conseil le détail de ses engagements, lesquels consistaient à proposer à tous ses distributeurs un contrat-cadre de distribution de base modifié visant expressément la possibilité de vendre en ligne ainsi qu’un contrat spécifique régissant la vente à distance via Internet.
La société Festina France précisait clairement dans ses engagements qu’elle entendait réserver aux seuls distributeurs agréés, signataires du contrat-cadre de distribution, la possibilité de conclure des contrats de vente à distance en ligne.
Le Conseil de la concurrence, dans sa décision du 26 juillet 2006, acceptait les engagements du fabricant au motif qu’ils « portaient sur une modification substantielle de la pratique de l’entreprise concernée et l’abandon d’un contexte susceptible de déboucher sur des comportements anticoncurrentiels » (2). Le Conseil validait ainsi l’exclusion des vendeurs « exclusivement Internet » du réseau de distribution, conformément au souhait de Festina France.
C’est dans ces conditions que Bijourama a saisi la Cour d’appel de Paris d’un recours en annulation de ladite décision. Par un arrêt en date du 16 octobre 2007 (3), la Cour, après avoir constaté qu’aucune interdiction « catégorique » de vente sur Internet n’était stipulée dans le nouveau contrat-cadre de Festina, a rejeté le recours de Bijourama, admettant ainsi que l’accès au réseau de distribution puisse être interdit aux « pure players ».
Le refus d’une interdiction catégorique de la vente via Internet au sein du réseau
La société Bijourama soutenait que le choix de réserver la vente sur Internet aux membres d’un réseau de distribution sélective disposant d’un point de vente physique constituait une interdiction des ventes passives, et en tant que telle une restriction caractérisée de concurrence ne pouvant bénéficier d’aucune exemption. Rappelons, à cet égard, qu’un réseau de distribution sélective n’est effectivement licite que s’il satisfait aux exigences posées par le règlement communautaire d’exemption par catégorie n°2790/1999 du 22 décembre 1999 (4). Comme l’a relevé le Conseil de la concurrence dans sa décision n°06-D-24, si ledit règlement ne contient aucune disposition spécifique à la vente via Internet, ses Lignes directrices, adoptées par la Commission européenne le 13 octobre 2000 (5), précisent, en leur point 51, que « l’interdiction de vendre sur Internet ou sur catalogue n’est admissible que si elle est objectivement justifiée. Quoi qu’il en soit, le fournisseur ne peut se réserver les ventes ou la publicité sur Internet. » Elles disposent également que « chaque distributeur doit être libre de recourir à Internet pour faire de la publicité ou pour vendre ses produits ».
Ce sont ces principes qui vont servir de fondement aux décisions du Conseil de la concurrence et de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire opposant Bijourama à Festina. La Cour constate, en effet, que « Festina France ne pose aucune interdiction catégorique de vente sur Internet, ni se réserve cette activité, et qu’il résulte même des engagements présentés, que chacun des distributeurs de son réseau peut recourir à la vente Internet (…) ». Il est, du reste, souligné que « les contrats proposés par Festina France ouvrent expressément la possibilité aux distributeurs agréés de vendre les produits sur Internet et par correspondance ».
La Cour confirme, dès lors, qu’il est nécessaire que le promoteur du réseau prévoie expressément dans son contrat-cadre la possibilité pour ses distributeurs de recourir à la vente via Internet. Tel était l’avis du Conseil de la concurrence qui avait estimé que l’absence de disposition régissant la vente sur Internet dans le contrat proposé par Festina France était de nature à identifier des préoccupations de concurrence. Cette solution paraît de bon aloi d’autant qu’il en va de l’intérêt même du fabricant de réglementer contractuellement la coexistence des canaux de distribution au sein de son réseau (6). Seul le contrat-cadre peut, en effet, lui permettre d’assurer une certaine homogénéité dans le fonctionnement du réseau et de contrôler les conditions de commercialisation en ligne par les distributeurs.
Notons, cependant, qu’une récente décision du Conseil de la concurrence (7) rappelle que la liberté du fabricant d’organiser le mode de distribution de ses produits demeure un principe de base, à condition de ne pas porter atteinte à la concurrence. Dans cette dernière affaire, le Conseil s’était saisi d’office des restrictions apportées à la vente via Internet par une dizaine de sociétés de cosmétique ayant recours à la distribution sélective. Le Conseil va rappeler à cette occasion que les restrictions apportées par le promoteur du réseau aux ventes sur Internet doivent être proportionnelles à l’objectif poursuivi et « ne doivent pas aboutir, par leur exigence excessive, à vider la vente par Internet de son contenu » (8). Quant à l’interdiction « catégorique » du recours à la vente via Internet au sein du réseau, le Conseil précise qu’elle ne peut être justifiée « sauf circonstances exceptionnelles ».
Cette décision s’inscrit dans le droit fil de l’affaire Festina et va dans le sens d’une incitation très ferme à développer la vente en ligne au sein du réseau de distribution. Force est de constater que la Cour d’appel de Paris valide cette logique en rejetant le recours de Bijourama après avoir vérifié, d’une part, que les contrats de Festina ouvraient la possibilité aux distributeurs agréés de vendre sur Internet et, d’autre part, que les conditions posées par le fabricant n’entravaient pas la vente en ligne. Toutefois, l’utilisation d’Internet n’est encouragée que jusqu’à un certain point puisque l’exclusion des « pure players » tels que Bijourama a été jugée légitime dans cette affaire.
La validation d’une interdiction catégorielle : l’exclusion des « pure players »
Après avoir constaté que Festina France n’interdisait pas de manière catégorique la vente en ligne au sein de son réseau, la Cour d’appel de Paris a estimé que, « présente non seulement sur le segment des montres de moyenne gamme, mais aussi sur le segment haut avec la marque Festina (…), (Festina était) fondée à exiger, et assurer la mise en valeur de ses produits, que la vente sur Internet n’intervienne, dans l’intérêt même des consommateurs, qu’en complément d’un point de vente physique ». Peu importe, poursuit la Cour, que Festina France ait déjà commercialisé certains de ses produits à des « pure players » dans la mesure où ces ventes étaient « occasionnelles, limitées à quelques jours, qu’elles s’adress(aient) aux membres abonnés d’un club et qu’elles concern(aient) des produits de fin de série ».
La décision de la Cour est donc conforme, sur ce point, à la décision du Conseil de la concurrence. La vente sur Internet peut être appréhendée exclusivement comme « le complément d’un point de vente physique » au sein d’un réseau de distribution sélective. Néanmoins, la Cour est peu prolixe sur le fondement de cette solution ; elle se borne simplement à affirmer que Festina France est en droit, eu égard au prestige attaché à ses produits, d’écarter les revendeurs opérant uniquement sur Internet et ce, « dans l’intérêt même des consommateurs ». Il convient de se référer à la décision du Conseil de la concurrence pour tenter de comprendre cette formulation un peu abrupte. Le Conseil affirme, en effet, dans sa décision que « lorsqu’elle vient en concurrence avec un réseau de distribution physique organisé, notamment un réseau de distribution sélective, la vente exclusive sur Internet pose la question de la prise en compte des coûts de constitution de réseau et du parasitisme, c’est-à -dire le fait pour une entreprise de tirer bénéfice des actions ou des efforts engagés par une autre, sans en partager les coûts. Le consommateur peut notamment se rendre dans les points de vente physiques où le produit est mis en valeur, peut être testé et peut faire l’objet de démonstration ou de conseils. Ces services à la clientèle sont le fruit d’investissements du point de vente ou du réseau. Le consommateur peut ensuite être tenté, une fois son choix arrêté, d’aller sur Internet où il est susceptible d’acquérir le produit à un prix plus attractif puisque le vendeur sur Internet n’a pas à supporter les investissements des points de vente physiques. Si elle est favorable, dans un sens, au consommateur dès lors qu’elle facilite la concurrence par les prix, la vente sur Internet peut donc aussi être source de distorsions de concurrence entre vendeurs et, en étant susceptible d’entraîner indirectement la disparition ou la raréfaction de certains services, induire des effets moins positifs pour le consommateur. »
L’objectif poursuivi est donc de protéger les investissements réalisés par les distributeurs agréés disposant d’un point de vente physique et, partant, d’éviter que s’instaure une distribution à deux vitesses. Ce raisonnement, qui se rapproche de celui opéré en matière de lutte contre la distribution parallèle, sera d’ailleurs confirmé par le Conseil de la concurrence dans sa décision du 8 mars 2007 relative à la distribution de produits cosmétiques (10). Il est, en revanche, surprenant que la Cour ne reprenne pas cet argument de manière explicite dans sa motivation. A l’heure où le commerce électronique connaît un essor constant, il eût été opportun que la Cour se montre plus didactique sur les raisons permettant d’exclure ce circuit de distribution en tant que tel et ce, au motif qu’il ne s’inscrivait pas dans le prolongement d’un point de vente physique. Enfin, il est à noter que le Conseil de la concurrence avait pris le soin de préciser que la solution adoptée en l’espèce était applicable « à un certain nombre de cas ». Là encore, il aurait été bienvenu que la Cour explicite dans quels types de cas cette solution avait vocation à s’appliquer. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris aura néanmoins permis de confirmer la position très pragmatique adoptée par le Conseil de la concurrence selon laquelle les réseaux de distribution sélective doivent s’ouvrir à Internet tout en préservant un équilibre entre les détaillants agréés, lequel est indispensable au bon fonctionnement du réseau.
Michaël Malka
Avocat au Barreau de Toulouse
Chargé d’enseignement à l’ESC